La Verrerie S.A. St-Prex
Fondée en 1911 par Henri Cornaz (1869-1948), l’entreprise située sur les bords du lac Léman produit d’abord des bouteilles. Avec le rachat, en 1912, de la verrerie de Semsales (FR), fondée en 1776, les verriers fribourgeois amènent savoir-faire et machines à Saint-Prex en 1914. En 1921, une machine semi-automatique remplace le soufflage manuel. Grâce à ses propres ateliers mécaniques, l’entreprise gagne en autonomie. En 1928, l’acquisition de deux fours marque le début d’un nouveau développement: la diversification de l’offre: flacons en verre brun, verre ménager et verrerie de table en verre incolore viennent compléter le choix de bouteilles. En 1930 naît enfin la Verrerie artistique (Klein, 2025).
Mais la Verrerie de St-Prex est plus qu’une usine. Elle est aussi une véritable cité ouvrière, avec son église, sa salle de réunion – la Salle de la Paix – et sa fanfare. Majoritairement catholiques, les verriers de Semsales s’installent à côté de la verrerie, en marge du village protestant. En 1946, leurs droits sont inscrits dans une convention collective (Klein, 2025).
En 1966, les Verreries S.A. St-Prex changent de nom pour devenir Vetropack Holding. Le site historique de Saint-Prex ferme définitivement ses portes en 2024.
La Verrerie artistique
En 1928, à la suite de l’annonce d’une fermeture probable de la verrerie de Monthey et de son atelier artistique, la Verrerie de St-Prex se prépare à assurer elle-même une production artistique.
Lors du Comptoir suisse de 1930, une photographie nous fait découvrir des vases, des luminaires et des bibelots disposés autour d’une grande bouteille – emblème de la maison – qui attirent l’attention. Les pièces, en verre incolore, sont sablées puis décorées de scènes de loisirs ou évocatrices de contrées lointaines. La couleur est appliquée au tour de potier, au pochoir ou à l’aérographe – des techniques empruntées à la céramique. Les formes et les motifs s’inscrivent dans l’esthétique Art déco (Verrerie de St-Prex, 1931, s. p.). L’affiche du jeune peintre Hubert Weber (1908-1944) met en valeur cette nouvelle production. Si plusieurs souffleurs actifs à cette époque ont pu être identifiés, l’auteur des décors reste inconnu (Walther, 2025, 31-34).
En 1931, la Verrerie artistique nourrit de grandes ambitions: elle prévoit de participer à la prestigieuse Exposition nationale d’art appliqué, vitrine de l’avant-garde suisse. La collection présentée l’année précédente au Comptoir suisse de Lausanne, tournée vers l’Art nouveau, ne suffit pas comme unique proposition. Il faut donc, en moins d’un an, concevoir une nouvelle collection conforme aux idéaux modernistes.
Ce défi est confié au célèbre céramiste genevois Paul Ami Bonifas (1893-1967) (Beaujon, 1961, 75; Walther, 2025, 34-41). Ce dernier participe à l’avant-garde suisse à la fois comme théoricien et comme créateur (Lecoultre-Brejnik & Castellino, 1997; Biffi Gentili & Ball-Spiess, 1994). Collaborateur régulier de la revue L’Œuvre, il prend aussi part aux expositions d’art appliqué et entretient un large réseau. Son œuvre artistique est marquée par une quête d’harmonie des proportions, où passé et présent dialoguent. Les pièces qu’il conçoit pour la Verrerie de St-Prex à l’Exposition nationale de 1931 – dont celles acquises sur place par le Musée Ariana de Genève et le Musée industriel de Lausanne – incarnent son idéal du "lyrisme mathématique".
Autour de lui, une équipe de spécialistes le soutient. Et, en 1931, une nouvelle photographie du stand de la Verrerie de St-Prex au Comptoir suisse offre un fascinant aperçu des créations qui racontent l’histoire d’une collaboration exceptionnelle entre spécialistes (Walther, 2025, 35).
Les frères Landgraf, recrutés en Bohême (aujourd’hui République tchèque) en 1928 et 1930, jouent un rôle clé. Un recueil de formules révèle les compétences en chimie d’Albert Landgraf (1901-1977), tandis que les initiales "FL", découvertes sur un vase gravé à l’acide, renvoient à son frère František (1904-1985), expert en décoration à froid. Ce dernier est sans doute l’auteur des vases à décor attique, des pièces givrées ou encore des modèles à relief de type chenille (Walther, 2025, 42-46). Quelques rares œuvres peintes à l’émail – technique prisée par l’avant-garde – témoignent en outre de la participation d’un ou d’une artiste resté·e anonyme (Walther, 2025, 46).
Un rôle capital revient à un "artisan de grand goût, verrier de l’Italie du Nord, qui s’était formé à Murano", comme se souvient Bonifas dans la monographie qui lui est dédiée (Beaujon, 1961, 75). Les deux seuls vases de la Verrerie artistique publiés dans le catalogue de l’Exposition nationale (Commission fédérale des arts appliqués, 1931, photo no 28) confirment ce souvenir: le premier évoque une pièce à inclusions d’aventurine de l’artiste vénitien Ercole Barovier (1889-1974), le second un vase orné des armoiries de la famille Tiepolo, daté du début du XVIᵉ siècle (Museo Correr, 1989; Ratti & Marmori, 1999, 56 et couverture; Walther, 2025, 48-55).
La réception d’œuvres vénitiennes à Saint-Prex ne s’arrête cependant pas là. De nombreuses pièces présentent des analogies formelles et stylistiques avec des modèles antiques ou de la Renaissance, ainsi qu’avec les œuvres de Vittorio Zecchin (1878-1947), de Barovier, de Napoleone Martinuzzi (1892-1977) et de Carlo Scarpa (1906-1978), figures majeures de l’avant-garde (Barovier & Sonego, 2017; Barovier, 2013; Museo Correr, 1989). Le Museo del Vetro de Murano, fondé en 1861 et dirigé par Martinuzzi de 1922 à 1931, offrait un répertoire verrier riche à explorer et à réinterpréter. Notons également que tous les vases de réception vénitienne datent d’avant 1931, l’année du séjour à Saint-Prex de cet artiste "de grand goût". Si la réception de l’art verrier vénitien est bien attestée en Europe et aux États-Unis, elle est désormais documentée en Suisse – à Saint-Prex.
Après l’exposition de 1931, l’objectif de Paul Ami Bonifas est de créer une collection qui corresponde à ses idéaux esthétiques tout en assurant une production efficace. Dès 1935, la nouvelle série semi-industrielle est médiatisée à travers un catalogue imprimé, diffusé également en Suisse alémanique. Ce dernier propose 34 modèles en verre vert, également disponibles en émaillé noir, bicolores noir et rouge ou noir et bleu, et en craquelé argent et or, probablement réalisés en vue de l’Exposition universelle de Bruxelles en 1935, où la verrerie et Bonifas exposent ensemble des œuvres en verre et en céramique (Verreries de St-Prex S.A., 1935; Walther, 2025, 59). Certains modèles produits dès 1931 ont connu un succès pérenne. Une cruche, dérivée de la collection de 1931, est immortalisée en 1946 par le peintre Cuno Amiet (1868-1961). En 1962, elle est aussi retenue pour orner le calendrier publicitaire de la verrerie (Walther, 2025, 59-60).
L’emblématique revêtement doré craquelé est la grande nouveauté de l’année 1935. Finalisé après maintes recherches, il pourrait traduire la feuille d’or vénitienne. Avec la disparition de la société allemande qui fournissait l’émail bleu, essentiel pour obtenir l’effet craquelé, les décors d’après-guerre évoluent (Walther, 2025, 61).
L’offre artistique suit le rythme des expositions. Un premier supplément paraît en 1937, alors que la Verrerie artistique présente ses œuvres à l’Exposition internationale des arts et techniques à Paris, dans un climat marqué par la montée du fascisme. Deux ans plus tard, peu avant la guerre, la Verrerie de St-Prex participe à l’Exposition nationale suisse à Zurich – la "Landi" – avec une invention pour étiqueter les bouteilles: la sérigraphie. La branche artistique innove également avec du verre pressé moulé et propose une coupe et un cheval serre-livres, disponibles en verre noir ou incolore (Baumgartner, 2018). La coupe porte la date de 1939 et quatre anneaux entrelacés symbolisant l’unité des régions linguistiques. Cet emblème de la "défense spirituelle" invoque cohésion et identité nationale. Ainsi, le cheval cabré est peut-être un hommage vaudois à la sculpture créée en 1930 pour le Manessebrunnen à Zurich (Walther, 2025, 63-64). À l’automne 1939, la production est suspendue en raison des restrictions liées à la guerre.
En 1949, la Verrerie artistique présente trois modèles à la foire de Bâle. Parallèlement, une parure en galvanoplastie est introduite. Très décoratifs, ces ornements argentés apparaissent surtout dans un contexte commémoratif (Walther, 2025, 61-68).
Avec la liste de prix de 1960 disparaissent aussi l’empreinte de Bonifas et les analogies avec le verre vénitien. Sans avenir dans un contexte industriel en plein essor, la Verrerie artistique ferme définitivement le 24 décembre 1964 (Walther, 2025, 68-70). En 1974, Vetropack innove à nouveau et se tourne vers le recyclage du verre.
N.B. Ce texte a profité de la recherche historiographique d’Erwin Baumgartner, publiée en cet endroit en 2017. Sans la plupart des sources archivistiques révélées lors de la recherche du VCR, il a réalisé un travail de pionnier.
Barovier, M. (2013). Napoleone Martinuzzi: Venini, 1925-1931.
Barovier, M., & Sonego, C. (2017). Vittorio Zecchin: transparent glass for Cappellin and Venini (Skira Editore S.p.A). Skira Editore S.p.A.
Baumgartner, E. (2018). Glaspferde aus Saint-Prex – Eine Spurensuche. Zeitschrift für schweizerische Archäologie und Kunstgeschichte = Revue suisse d’art et d’archéologie = Rivista svizzera d’arte e d’archeologia = Journal of Swiss archeology and art history, 75(1), 69‑82. https://doi.org/10.5169/SEALS-760375
Beaujon, E. (1961). L’art du potier Paul A. Bonifas (A la Baconnière). A la Baconnière.
Bhattacharya, T. (2005). Giauque, Fernand. Dans Dictionnaire historique de la Suisse (DHS) en ligne. Repéré à : http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/d/D31014.php
Biffi Gentili, E., & Ball-Spiess, D. (1994). Paul Bonifas: l’inquetudine e il sublime : il percorso creativo di un artista del XX secolo (Circolo degli Artisti, Éd.).
Bonifas, P. (1933). Verrerie. Œuvres : architecture, art appliqué, beaux-arts, (10), 16–18.
Chable, J.-E. (1941). Verreries de St-Prex : 1911-1941. Saint-Prex, Suisse : Verrerie de Saint-Prex.
Commission fédérale des arts appliqués (dir.). (1931). Exposition nationale d'art appliqué : Genève, Palais des expositions, du 30 août au 11 octobre 1931. Genève, Suisse: Kundig.
Dreyfus, R. (1981). La verrerie artistique à la Verrerie de St-Prex : une symphonie de formes et de couleurs, 1928-1964. St-Prex, Suisse : Vetropack S.A.
Dreyfus, R. (1982). Catalogue des pièces exposées, 1982. Saint-Prex, Suisse: Musée du Verrier.
Dreyfus, R. et Dufour, M. (1988). Catalogue des pièces exposées 1982 et 1988. Saint-Prex, Suisse : Musée du Verrier.
Klein, P. (2025). Origines et conditions de developpement de l’art verrier – De la Verrerie de St-Prex à Vetropack. In La Verrerie artistique de Saint-Prex. Innovations artistiques et techniques (13-23). De Gruyter
Lecoultre-Brejnik, A.-B., & Castellino, M. (1997). Paul Bonifas: céramiste du purisme, catalogue d’exposition (Musée Ariana Genève, Paul Bonifas: céramiste du purisme, 12 juin-22 septembre 1997).
Lüönd, K. (2011a). Le verre, reflet de l'esprit du temps : 100 ans d'histoire de la Verrerie de St-Prex à Vetropack : une entreprise suisse, familiale et dynamique au coeur de l'évolution technique, des marchés et de l'environnement. (H. Apel, trad.). Zurich : Ed. de la Neue Zürcher Zeitung – NZZ Libro. Récupéré du site web de Vetropack à http://vetropack.inettools.ch/upload/dokumente/vetropack_F_low.pdf
Lüönd, K. (2011b). Zeitgeist im Glas – In 100 Jahren von der Verrerie de St-Prex zu Vetropack: ein dynamisches Schweizer Familienunternehmen im Wandel von Technik, Markt und Umwelt. Zürich : Neue Zürcher Zeitung.
Museo Correr (Éd.). (1989). Ercole Barovier 1889-1974: vetraio muranese (Prima edizione). Marsilio Editori.
Ratti, M., & Marmori, A. (1999). I vetri del museo Amedeo Lia La Spezia. Silvana Editoriale.
Verreries de Saint-Prex. (1931). Verrerie de St-Prex 1911-1931. Saint-Prex, Suisse : Verrerie de Saint-Prex.
Verreries de St-Prex : une nouvelle branche d’activité (1935). [Catalogue publicitaire]. Saint-Prex, Suisse : Verrerie de Saint-Prex.
Walther, S. (2025). La Verrerie artistique de Saint-Prex. Innovations artistiques et techniques (S. Walther, Éd.). De Gruyter.